CHAPITRE XXII
Les grilles de la résidence Kevin étaient grandes ouvertes. J’en fus surpris. J’entrai sans hésiter, me rangeai sur le gravier, près de la Buick, et sonnai à la porte principale.
On me répondit presque immédiatement. Une femme d’âge moyen, au visage de pierre, vêtue de noir, m’appela " Monsieur ». Je reconnus sa voix : c’était elle qui m’avait répondu au téléphone. Bien qu’elle m’eût appelé « Monsieur », elle ne se gêna pas pour me claquer la porte au nez, pendant qu’elle allait s’informer si on était disposé à me recevoir.
Apparemment, on était disposé, mais, à en juger par son expression, on n’en était pas enchanté. Elle s’effara pour me laisser entrer, mais avec réticence, comme si j’étais lépreux.
Je me dirigeais vers la pièce où j’avais discuté avec Barry Kevin, lorsqu’elle me dit : « Par ici, monsieur », et me guida à travers le hall jusqu’à un mur qui me parut parfaitement lisse. Pourtant, lorsqu’elle poussa le panneau, je découvris une autre pièce. La porte camouflée se referma derrière moi. La pièce était plaisante, vert et crème. Karen Kevin, qui avait quitté le deuil, avait des vêtements assortis aux murs : un sweater bien moulant de couleur crème et un pantalon de torero, plus moulant encore que le tricot et qui mettait en valeur ses jambes racées. Elle était assise sur un divan avec, dans les mains, un dossier ouvert, en cuir, contenant des dessins. Elle avait le front soucieux et elle fumait. A voir les mégots dans le cendrier, on se rendait compte qu’elle fumait en ruminant ses soucis depuis plusieurs heures.
— Bonsoir, me dit-elle. Vous venez me faire chanter ?
Je m’efforçai de sourire :
— Pas encore.
— Asseyez-vous. Voulez-vous boire quelque chose ?
Je m’assis :
— Non, merci. J’aurais trop peur de déranger votre domestique.
— Hetty ? (Mme Kevin avait adopté le ton de la conversation, mais sa voix paraissait sans énergie, lasse, morte. Elle jouait avec les dessins, sans me regarder.) Hetty est une personne très bien. Elle a été à notre service pendant des années, à Cleveland. Elle est arrivée hier par avion pour m’aider, et elle m’a bien rendu service.
— Dommage que vous ayez dû vous en séparer entretemps.
— Mon mari ne pouvait pas la voir.
— Et elle ne peut pas me voir, du moins j’en ai l’impression.
— Oh ! Elle vous prend pour un chasseur de souvenirs. Nous avons été pas mal importunées.
— Je vous crois volontiers. Je suis même surpris que vous ayez laissé les grilles ouvertes.
— Ah ! Oui… (Elle ne me regardait toujours pas.) Ça n’a pas été trop terrible. Les gens nous croient parties. J’ai dit aux journalistes que nous allions à Cleveland, tout de suite après l’enterrement.
— Et, ensuite, vous avez changé d’avis ?
Elle feuilleta les dessins.
— Avez-vous une idée particulière, monsieur Dufferin, ou venez-vous simplement me présenter vos condoléances ?
— Vous en avez sans doute besoin. J’étais à l’enterrement, cet après-midi. Vous avez dû souffrir.
— C’était révoltant. (Elle choisit un dessin représentant deux chevaux, le tendit à bout de bras et l’étudia, les paupières plissées.) Mon mari n’avait pas de documents cachés, monsieur Dufferin. Hetty a passé la journée à préparer les bagages en vue de notre départ. Elle a fouillé toute la maison. Il n’y avait rien.
— Hetty n’est pas allée à l’enterrement ?
— Hetty ne pouvait pas supporter mon mari. Quel genre de papiers espériez-vous trouver ?
— Je crois que je vais accepter un verre, dis-je.
Elle n’eut pas besoin de sonner la domestique. Elle prit une bouteille de scotch dans une petite niche du mur et en versa un verre, sans rien prendre pour elle-même. Pendant qu’elle s’affairait je pris les dessins, afin de l’empêcher de se cacher derrière les feuillets. C’étaient de très bons dessins, tous à la plume.
— C’est de vous, madame Kevin ? Demandai-je.
— C’est de ma sœur. (Elle me tendit le verre et s’assit.) Elle peint aussi de bonnes aquarelles. Elle avait déjà du talent à l’âge de cinq ans. Ma mère lui a fait suivre les cours d’une école de peinture, mais elle était trop forte pour les maîtres. J’avais espéré qu’elle s’y remettrait à présent et qu’elle prendrait des leçons particulières avec un de nos amis qui est peintre à Cleveland.
— Mais cela ne l’intéresse pas ? Demandai-je.
— Elle refuse de quitter Hollywood. Quelqu’un lui a bourré le crâne. Vous, monsieur Dufferin. Je fais appel à votre correction. Demandez-lui de changer d’idée. Elle n’écoutera personne d’autre.
— Qu’est-ce qui vous fait croire ça ?
— Elle ne parle que de vous, depuis hier. Il paraît que vous devez lui écrire un rôle et faire d’elle une étoile. Elle ne s’est pas couchée de toute la nuit, d’après ce que m’a dit Hetty. Elle a passé son temps à errer dans la maison. Ce n’est qu’une petite sotte, monsieur Dufferin, et vous avez tort d’abuser de sa naïveté.
— J’aurais tort, en effet, dis-je. Vous ne voulez pas m’appeler Alan ?
— Je m’en tiendrai à « monsieur Dufferin ».
Je vidai mon verre et le reposai sur une petite table verte.
— Gloria est à la maison ? Demandai-je.
— Pas pour le moment.
— Peut-être n’est-ce pas tellement le cinéma qui la travaille. Il se pourrait qu’elle tienne à rester à Hollywood pour Frascatti.
Karen se contenta de me lancer un rapide coup d’œil.
— A quelle heure doit-elle rentrer ? Demandai-je.
— Elle sera là d’un moment à l’autre.
— Madame Kevin, je ne vous crois pas. Vous avez dit aux journalistes que vous retourniez à Cleveland. Vous prétendez même avoir fait vos bagages. Mais, malgré votre crainte des chasseurs de souvenirs, vous avez laissé la grille ouverte. C’est pour votre sœur. Vous ne savez pas où elle est. Si vous me dites ce qui lui est arrivé, peut-être pour-rai-je vous aider…
De sa voix mortellement lasse, Mme Kevin prononça :
— Gloria s’est sauvée avec Frascatti.
J’avais drôlement besoin de boire un verre.
— Vous en êtes sûre ?
— Il est venu ici juste avant l’enterrement. Gloria a prétendu qu’elle ne voulait pas le voir et Hetty ne l’a pas laissé entrer. Je pense que Gloria cherchait à me duper. Un quart d’heure après, elle a reçu un coup de téléphone. C’est à ce moment-là qu’ils ont dû prendre leurs dispositions. Au retour de l’enterrement, elle a manifesté le désir de s’allonger. Nous avions besoin de repos toutes les deux… Mais, bientôt, j’ai entendu sa voiture démarrer, j’ai regardé par la fenêtre de la chambre et je l’ai vue passer les grilles.
— Elle est peut-être allée faire des courses. Ou prendre une cuite.
— Elle a emporté une valise de vêtements. Pourquoi l’aurait-elle fait, si ce n’est pour partir avec ce voyou ?
Mme Kevin se pencha et me reprit le carton de dessins. Elle me dit d’une voix amère :
— Je croyais lui avoir coupé l’herbe sous le pied. J’avais chargé un détective privé de faire une enquête sur Frascatti. Hier, il m’a fourni les noms et les adresses de trois femmes qui l’ont entretenu à diverses périodes. Je leur ai téléphoné. J’ai prévenu chacune d’elles que Frascatti avait une liaison avec Gloria.
— Des coups de téléphone anonymes, dis-je. Ce n’était pas très joli.
— Je ferais n’importe quoi pour protéger ma sœur.
— Qui étaient ces femmes ?
— Ce serait encore moins joli, si je vous le disais.
— Je cherche à vous aider.
— Après tout, quelle importance ? (Elle me donna les noms.)
Je les connaissais. Une conseillère artistique de soixante ans, une costumière de théâtre et une actrice qui jouait toujours les bonnes vieilles mamans, faute de pouvoir jouer autre chose en raison de son âge. J’avais maintenant les noms et j’avais pour le meurtre de Frascatti un mobile qui n’avait rien à voir avec Claire, ni avec la fameuse déclaration, ni avec moi-même. Mme Kevin me l’avait peut-être fourni accidentellement. Peut-être pas.
Je me levai :
— Je retourne à Hollywood. Si votre sœur rentre ou vous téléphone, dites-lui de me joindre immédiatement à l’hôtel Pierre. Si elle ne vous a pas donné signe de vie avant minuit, prévenez la police.
— Pas question. (Elle se leva.) Nous sommes censées faire route vers Cleveland. Ça ferait un scandale formidable, si vite après les funérailles.
— Appelez quand même la police. Ne leur donnez pas mon nom, ou je nierai vous avoir parlé.
Elle me répondit d’un ton hautain :
— Je n’ai pas de conseils à recevoir, en ce qui concerne ma famille, monsieur Dufferin.
— Comme vous voulez. Puis-je téléphoner d’ici ?
Sans s’adoucir, elle me conduisit dans le hall, puis s’écarta discrètement pendant que je téléphonais au Pierre. Il y avait un message pour moi.
Ted Wilson avait été renversé par un chauffeur qui avait pris la fuite. Il était à l’hôpital du Samaritain et demandait à me voir.